Première partie
La Psychanalyse
Freud, Ferenczi, Jung, Lacan
le logiciel « Analytique »
les algorithmes psychologiques
l’unité, la dualité,
les trois positions de vie,
les six stades du
développement ontogénétique
l’appli : l’interprétation des rêves
les programmes thérapeutiques :
psychanalyse freudienne
psychanalyse ferenczienne
psychanalyse jungienne
le code secret : inconscient,
conscient, transconscient
Introduction
La psychanalyse de Freud est au départ de toutes les formes de thérapies « analytiques » et d’une théorisation prolifique. Elle est au cœur de ce livre et doit évidemment l’introduire. Deux ensembles de textes le composent, la réédition des écrits de 2010 (chapitre 1 et 6) et la reprise d’une œuvre plus ancienne, de 1995, publiée sous le titre « Freud Encorps, la psycho- et socio-somatanalyse et le théorème de l’humain » (chapitre 2 à 5). Le rapprochement de ces deux études sur Freud éclaire mon approche personnelle de la psychanalyse à la fois pratique et théorique. Il y a quarante ans, je devais porter ma somatoanalyse sur les fonts baptismaux, m’autoriser de sa filiation psychanalytique et la valider. De montrer l’interaction entre les deux méthodes satisfait cette exigence. Quant aux théories abordées dans ces deux ensembles, elles sont complémentaires comme nous le verrons.
Nous commençons par un texte récent : « Comment peut-on enseigner Freud encore ? » et les réponses proviennent de l’enseignement que je prodigue aux élèves de l’Eepssa engagés dans la spécialisation « psychanalyse intégrative ». L’interrogation laisse présager un abord mi-figue mi-raisin. En effet, autant la pratique de la psychanalyse est en déclin, autant l’image de marque reste forte. Et si notre ouverture « pléni-intégrative » allait relancer l’intérêt pratique ? Est-ce en exhibant les exigences méthodologiques du maître usant tour à tour d’opportunisme et d’empirisme autant que du matérialisme scientifique et du structuralisme ? Karl Marx préfigure l’opposition entre l’infrastructure du cadre analytique et la superstructure des contenus. Voilà déjà le logiciel « analytique ». Quant au structuralisme, il nous permet d’extraire un premier « invariant », celui de la conflictualité, à partir de trois variables fonctionnelles : conscience, plaisir et amour.
Les textes suivants, plus anciens, esquissent un parallèle entre les naissances des deux courants, psych- et somat- analyses avec insistance sur les rôles créateurs des patients d’un côté comme de l’autre. C’est une forme de sérendipité : ils nous apportent ce qu’on n’attendait pas. Mais quelle outrecuidance que d’oser ce parallèle entre l’œuvre du grand maître et celle de l’outsider ! Toujours est-il que l’une décline et que l’autre prospère. Nous verrons une autre différence. Après avoir fixé les cadres analytiques définitifs, Freud théorise un thème après l’autre dans un ordre qui semble désordonné. Quant à moi, je commence par créer un modèle topographique de la situation analytique (et existentielle plus largement) pour fonder une réflexion générale (et universelle), à commencer par un schéma de position. Nous nous situons constamment dans l’une des trois positions suivantes, en groupe, en couple ou en solitude, en socio, duo ou solo. (La position familiale est intermédiaire entre groupe et couple). La somatoanalyse se déploie dans ces trois positions avec les trois formes groupales (socio-), duelle (psycho-) et solitaire (auto- ou éco-). Pour la psychanalyse, seulement verbale, il est plus difficile d’occuper ces trois lieux.
Le modèle de position a inspiré le schéma ontogénétique, des (six) étapes du développement personnel. Tout le quatrième chapitre développe ce devenir, non seulement de façon familialiste (comme on le reproche parfois à Freud) mais en référence au modèle mathématique de René Thom, à savoir à sa théorie des catastrophes. Chaque étape est centrée sur l’acquisition d’un état d’être qui se stabilise et qui se maintient durablement bien que le passage au stade suivant soit une catastrophe. La métaphore œdipienne de Freud illustre parfaitement ce recours épistémologique. Il y a stabilisation de l’attachement dans la deuxième étape (de 8 mois d’âge à trois ans). Puis survient la catastrophe œdipienne qui va se liquider dès que l’enfant de cinq à six ans accède à la phase de latence. (chez nous, étape de socialisation). Ce modèle ontogénétique est un GPS puissant qui donne toute sa richesse au modèle de la cure. Nous y voyons aussi le fil conducteur du cheminement théorique de Freud. Ce dernier a privilégié un certain nombre de thèmes centraux qui correspondent aux six acquis (capabilités) des périodes de stabilité structurelle et aux six catastrophes qui les inaugurent. Le processus de la catastrophe (œdipienne) entre les étapes de stabilité (ici 2 et 3) se répète donc six fois entre la conception et la mort. L’Œdipe en est le paradigme. Quelle que soit la réelle valeur de cet ordonnancement temporel, il occasionne une présentation très riche des principaux concepts métapsychologiques. Et cela se termine par la deuxième topique, ça-moi-surmoi qui évoque la topique de position ; ça = couple, surmoi = groupe et moi = individu.
Serait-ce une première réponse à notre question initiale ? Comment peut-on enseigner Freud encore ? Nous n’entrons plus dans les transmissions classiques qui sont linéaires (Freud 1895 jusqu’à Freud 1938) et surtout pas corporatistes ou même sectaires (les sept shibboleth qui font patte blanche). Et nous ne partageons en rien la nouvelle posture de victimisation des psychanalystes classiques en perte de vitesse. Le renouveau commence par l’ouverture aux nouvelles démarches (somato- et socio-analyses) puis à leur intégration, de façon exhaustive comme nous le proposons ici et pas seulement entre copains et coquins. Nous reconnaissons évidemment le fondement analytique érigé en logiciel avec un code secret inconscient livré aux hackers que nous sommes. Cette ouverture crée de nouveaux algorithmes (nos modélisations) et de nouveaux programmes (les trois somatoanalyses et la pneumanalyse entre autres). Ces acquis nous permettent de revenir à Freud (et Lacan) et d’y trouver des associations validantes pour les deux côtés, métapsychologique et somatologique, telles que les applications des modèles, en particulier des trois positions et des six stades développementaux. Voilà l’apport de ces quatre chapitres plus anciens.Avec ces acquis qui font référence à Freud et déférence à sa personne, nous pouvons aborder le gros morceau : l’interprétation des rêves. Il s’agit d’un long texte (soixante pages) récent (2010). Après Jung et Perls qui ont opposé à leur ancien maître une lecture beaucoup plus directe de ces étranges scénarios, ce sont les neurosciences qui marquent les limites des hypothèses freudiennes sur les rêves. Ces dernières prétendent que les images manifestes se construisent sur une pensée latente. Or il n’en est plus rien. Le stimulus du rêve vient du pont, un noyau du bulbe rachidien, et sa propagation purement physiologique jusqu’au lobe occipital explique la fameuse bizarrerie du script. On ne sait même plus si le rêve a vraiment une fonction spécifique. Cela n’empêche que le rêve reste un merveilleux outil pour la psychothérapie. Mais là aussi il faut développer. Les freudiens passent directement des images à leur compréhension, du scénario à la pensée supputée latente. Ils restent dans le mental. Or il s’insère toute la dimension corporelle (que nous appelons somatologique) entre les images et l’interprétation théorique. C’est elle que nous développons dans ce long chapitre. Nous l’appliquons aussi à deux (longs) rêves de Freud et de Jung eux-mêmes.Et le cadeau ne s’est pas fait attendre. Ces deux rêves se construisent très clairement selon le processus EMIque en cinq séquences : bien-être, éveil énergétique, conscience modifiée, intime du lien et ouverture du cycle sur la pleine présence. Ça y est. Nous y sommes, à l’Expérience de Mort Imminente, notre poker sous la forme pacifiée d’Expérience de Mort Initiante. La psychanalyse est un puissant accès à l’EMI, au-delà du rêve qui est déjà la voie royale vers l’inconscient. L’EMI apparaît comme le code source secret, inconscient, mystique (caché), quantique. Nous apportons ici un ensemble de preuves.
Est-ce la fin de l’inconscient ?
Chapitre I
FREUD ENCORE,
D’opportunisme en empirisme,
et de matérialisme en structuralisme
LE GENIE DE FREUD
Comment peut-on enseigner Freud encore ?
Les vingt années que j’ai consacrées à asseoir les pratiques psycho-corporelles en psycho-somatothérapies ont largement inclus Freud et suscité un titre évocateur de l’un de mes livres : Freud En Corps. Quinze années plus tard, nous récidivons avec Freud Encore. Mais aujourd’hui il ne s’agit plus seulement d’inscrire la somatoanalyse dans le courant psychanalytique. L’ambition est plus grande. La démarche pléni-intégrative se développe et arrive au cœur même de la psychothérapie, à savoir au temps psychanalytique.
Pourquoi consacrer toute cette attention à une psychanalyse qui perd en importance, comme pratique en tout cas. La cure type se propose de moins en moins, même en France où le renouveau lacanien a pourtant offert une belle résistance à ce déclin. C’est que Freud lui-même, à la fin de sa vie, avait douté de la valeur proprement thérapeutique de sa méthode, la réservant à l’exploration de la psyché et à la formation des thérapeutes, la proposant à cette élite qu’il a toujours opposée au Gesindel, à la racaille. Et puis il s’est créé tellement de nouvelles méthodes bien plus efficaces et rapides pour guérir ou tout simplement pour réhabiliter le patient dans ce que Freud a désigné comme finalité de la thérapie : travailler et aimer.
Moi-même, j’ai interrompu mon analyse didactique pour me soumettre au travail psycho-corporel avant de regrimper sur le divan. Et pour ma pratique, j’ai abandonné la cure type après une demi-douzaine d’années pour la remplacer par la psycho-somatanalyse. Mais les trois années d’intervalle et d’absence d’une méthode de travail approfondie et prolongée m’ont beaucoup fait souffrir. Lors du Sixième Congrès International de l’Ecole Européenne de Psychothérapie Socio et Somato-Analytique qui célébrait le cent cinquantième anniversaire de la naissance de Freud (1856-2006), deux conférenciers vedette, Charles Gellmann et Jean Cottraux, psychiatres et créateurs de psychothérapies, racontèrent leur propre analyse à l’unisson : « pendant deux ans, c’était riche, puis je me suis ennuyé deux années encore, sans savoir pourquoi j’y restais ! »
Pourtant Freud jouit encore d’une aura éclatante, en France spécialement. Deux revues psy importantes, auparavant ouvertes aux nouvelles psychothérapies, sont tombées dans une lignée éditoriale psychanalytique l’une après l’autre, Psychologies magazine et le Journal des Psychologues. Les Facultés de Psychologie sont squattées par les lacaniens, au coude à coude avec les cognitivo-comportementalistes. Les maisons d’édition publient volontiers les œuvres freudo-lacaniennes malgré la crise des Sciences Humaines. Et depuis que les textes freudiens sont tombés dans le domaine public, on nous annonce une pléthore de ré-éditions. Il semblerait que l’offre crée la demande (Lacan). Et dans la loi sur le titre de psychothérapeute, la psychanalyse s’est distinguée par un sort privilégié. Même l’épouse de notre président de la république (Carla) se prêtait au témoignage télévisé de l’usager modèle du divan. Enfin, dans l’annuaire téléphonique, la rubrique psychanalyse occupe une place presque aussi importante que celles de psychothérapeute et psychologue. Seuls sophrologie et relaxation y trouvent aussi grâce. Freud mobilise encore et moi-même je propose une spécialisation « psychanalyse pléni-intégrative » qui en est à sa quatrième promotion. C’est cet enseignement didactique qui a préparé et testé l’élaboration qui suit.
J’ai commencé par égrener la vie de Freud que nous connaissons maintenant bien mieux, au-delà de l’hagiographie composée par son disciple Ernest Jones, grâce aux purs historiens qui, rétablissant une réalité bien humaine, se font accuser de Freud bashing, d’être des contempteurs et démolisseurs de l’idole. Elle était tellement magnifiée, l’idole, que ça fait tout drôle d’apprendre que… Anna O. n’a pas guéri du tout, que l’homme au loup est resté schizo toute sa vie, entretenu financièrement par le clan des psychanalystes viennois, qu’on a retrouvé le registre de l’hôtel où étaient descendus Sigmund et Minna, sa belle-sœur, dans la même chambre ! Il y a de quoi liquider le reste de transfert qui traîne encore par là. L’une de mes élèves laissa tomber : « je n’aime pas ce type ». Il faut croire que j’y ai mis du transfert mal résolu dans cette présentation biographique !
En cela, je fais partie d’une lignée illustre de philosophes et logiciens, avec Wittgenstein et Popper notamment, qui professent que, n’étant pas réfutable, la théorie freudienne n’est pas non plus scientifique. Lorsque le maître laisse régulièrement tomber « la psychanalyse a prouvé que… », le lecteur ne peut que se référer à son transfert, positif ou négatif, selon la foi que l’on accorde à ce genre d’argument. Quant aux biographies récentes, elles s’épaississent de près de mille pages comme celles de Peter Gay (901 pages) ou de Frank J. Sulloway (595 pages). Alors je conseille aux élèves de commencer par Quinodoz et son « Lire Freud » de 324 pages bien serrées. Et dire que Sigmund notait dans son journal, chaque octobre, « pas de nomination pour le Nobel ».
Cette présentation mi figue mi raisin de la vie de Freud traduit toute la difficulté de l’exercice. Et pourtant il faut commencer par là. Ensuite vient l’histoire des concepts majeurs de la psychodynamique – terme quasi synonyme de psychanalyse – concepts érigés en « shibboleth », à savoir en minimum à croire pour faire partie du cénacle des disciples. Nous allons aborder les quarante cinq années de création théorique (1895, Etudes sur l’hystérie, 1939 Moise) dont chaque nouvelle idée a ébranlé la routine des disciples, de théorie de la séduction en théorie des fantasmes, de première topique fonctionnelle (conscient, préconscient, inconscient) en deuxième topique structurelle (moi, ça et surmoi), de pulsion de vie en pulsion de mort. J’avais déjà mis de l’ordre dans ce foisonnement, proposant de voir en chacune de ces nouvelles théories le cœur même d’une étape de développement de l’être humain, nous y reviendrons. J’ai rappelé tout cela et, après trois journées de cet enseignement, je me suis senti ébranlé. Un réveil à trois heures du matin me fit trouver le moyen de proposer un ordre encore plus radical dans ce foisonnement d’idées, comme dans un rêve éveillé qui obéit à la règle freudienne de « satisfaction d’un désir ».
Il y a de l’ordre dans la vie, même si elle a mis des milliards d’années à l’instituer. Il y a de l’ordre dans la psychopathologie tout autant comme le montre notre modèle ontopathologique. Il y aura donc aussi de l’ordre dans la création de la psychanalyse. Ainsi se renouvelle l’importance de Freud et je tiens à y contribuer. Car autant sa vie est humaine, bien humaine, autant son œuvre transcende sa vie, en répondant aux règles méta-, trans-, au-delà, qui informent toute grande œuvre. Et nous avons à l’y déceler. Il me plaît de tirer de Freud lui-même la démonstration de ces fondements que dévoile la démarche pléni-intégrative.
Opportunisme, Empirisme et Absolutisme
l’apparente errance de la théorisation freudienne
Freud est né sous les meilleurs auspices et y a ajouté les plus grandes qualités. Premier enfant d’une jeune mère affublée d’un vieux mari, il a profité de cette sollicitude maternelle qui donne l’assurance la plus solide. Une diseuse de bonne aventure lui a aussi prédit les plus grands succès. Comme étudiant en médecine et chercheur en biologie, il a confirmé l’hypothèse de l’hermaphrodisme des anguilles. Plus tard, il a apporté des contributions reconnues aux paralysies infantiles et aux dysphasies. Il a même failli découvrir les vertus de la cocaïne pour l’anesthésie locale de l’œil. Mais son collègue lui a soufflé la primeur, alors qu’il était en vacances chez Martha, sa fiancée. On ne l’y reprendra pas ! Sigismund a raccourci son prénom en Sigmund si ce n’est en Siegmund ! (Sieg = victoire, Mund = bouche).
Lorsqu’il s’est consacré à la neurologie (spécialité officielle) puis à la psychiatrie (spécialisation de cœur), Freud a montré la même curiosité et a déniché des nouveautés importantes. A l’époque, c’était l’hystérie dont Charcot démontrait qu’elle était psychogène et en dissociation. Alors autant passer trois mois de stage chez Charcot à Paris. Il y a vu, de ses yeux vu, que l’hypnose pouvait à la fois provoquer la grande crise hystérique et la guérir, et que ses symptômes restaient clivés de la conscience. Mais à Nancy sévissait une école d’hypnose rivale de celle de Paris. Alors autant aller voir Bernheim et Liébault en Lorraine.
En passant, Charcot lui a soufflé que « dans ces cas, c’est le sexe toujours, toujours, toujours », et ce n’est pas tombé dans l’oreille d’un sourd. Mais cette opportunité – de l’hystérie et du sexuel – Joseph Breuer, son mentor viennois, l’avait déjà fait miroiter avec le cas Anna O. Et quand Sigmund s’est installé en libéral pour installer son couple puis sa nombreuse famille (six enfants et sa belle-sœur), il s’est consacré aux… hystériques de la bonne société viennoise, constituant rapidement une cohorte statistiquement représentative pour ses « Etudes sur l’hystérie », premier livre, en collaboration avec Breuer. Nouveauté, curiosité. Opportunité, à laquelle il suffisait d’ajouter la suggestion de Charcot sur l’étiologie sexuelle pour constituer un bel ensemble psychopathologique. Quant à la thérapie, Charcot et Bernheim ont transmis l’hypnose et Breuer, la méthode cathartique.
Opportunisme. L’hystérie est une pathologie en clivage avec des symptômes manifestes et des causes cachées. Et si ces causes peuvent être retrouvées facilement dans la « névrose actuelle » autour de troubles de la sexualité adulte (du genre coït interrompu) il faut remonter à l’enfance et aux abus sexuels pour les psychonévroses (hystérie, angoisse, phobie, obsession). Pour Freud, cette étiologie sexuelle devenait constante, toujours, toujours, toujours. Absolutisme. Les concepts successifs de Freud devaient d’ailleurs chaque fois tout expliquer quitte à disqualifier les théories précédentes.
Empirisme. La fameuse Anna O. avait enseigné à Breuer la « talking cure » qui faisait « chimney sweeping » : parler permettait de ramoner les symptômes… Et lorsque Freud devait quand même reconnaître que les causes sexuelles ne concernaient pas toutes les psychonévroses, il avait déjà la thérapie de rechange : l’écoute du discours du patient. Mais que peut-on donc raconter à longueur de séances quotidiennes pendant des mois (de 4 à 6 mois chez Freud) ?
Le génie de Freud : la psychanalyse
En 1897, Freud a 41 ans et doit abandonner sa « neurotica », à savoir la théorie de la séduction et de l’abus sexuel sur l’enfant. Non seulement elle n’est pas universelle mais sa révélation ne marche plus. Notre auteur n’aime pas ça. De plus son père meurt, ce vieux mari qui, d’après la théorie, aurait dû être incestueux puisque plusieurs de ses huit enfants étaient névrosés. C’est impensable. Freud déprime pendant trois mois, orphelin de théorie. Mais comme l’observait Aristote, la mélancolie fait partie des dégâts collatéraux du génie. Elle fait lâcher prise et permet au puzzle de s’agencer différemment. Ces morceaux de puzzle les voici.
- Une patiente sort d’une hypnose profonde induite par Freud pour trouver le souvenir oublié ; au lieu de la mémoire, ce sont deux bras voluptueux qui se jettent au cou de Freud. Ce dernier n’aime pas ça; il va se cacher derrière le divan.
- Il ne reste donc plus que la parole pour faire canal de communication et outil de recherche des causes psychogènes de l’hystérie. Freud connaît ça grâce à Anna O. et sa talking cure et à une patiente qui lui demande de se taire et d’écouter.
- La cure allonge le temps qu’il faut pour chercher ces causes et pour se taire : mais quelles causes, où, quand, comment et pourquoi ?
- Cet allongement de la durée suscite ce qui terrassa Breuer avec Anna O., à savoir le transfert jusqu’à la névrose de transfert sinon l’érotomanie. Freud comprend ce qui se passe : du transfert, du déplacement et comme Ponce Pilate, il se réassure. Il n’y est pour rien. Le concept est évidemment génial.
- Freud fait son auto-analyse à travers ses rêves et commence la rédaction de « L’Interprétation des rêves ». Il observe, chez lui comme chez ses patients, l’importance des rêves sexuels mais aussi des rêves de mort, de sexe avec la mère et de mort du père.
- Pourtant le rêve est « satisfaction de désir » et il faut admettre que les rêves précédents relèvent de l’inceste et du parricide. Freud se rappelle les tragédies grecques où un certain Œdipe commet ces deux actes des plus monstrueux que puisse perpétrer un humain.
- Voilà bien qu’émerge l’image du puzzle : le complexe d’Œdipe et, tant qu’à faire, autant le rendre universel sous la forme de fantasmes obligatoires chez tout enfant autour de ses trois ans. Et voilà la nouvelle théorie, celle des fantasmes, absolument responsable de l’hystérie et des autres psychonévroses (anxieuse, phobique et obsessionnelle).
- Et pour parer à toute dénégation de la part du patient, il faut rendre ces fantasmes inconscients et/ou couverts par l’amnésie infantile.
La boucle est bouclée. La dépression a nourri le génie qui a guéri la dépression. Freud tient la théorie universelle qu’il ne lâchera plus. Très longtemps ses analyses s’achevaient avec l’interprétation de ces fantasmes oedipiens et il faut à nouveau y voir la marque du génie : qui peut bien résister à une telle révélation, à ces intentions incestueuses et parricides ? Il suffit d’ajouter qu’elles ont été refoulées parce qu’inacceptables et qu’elles sont réactivées à l’adolescence par la poussée génitale ou plus tard par des événements traumatogènes, dans l’après coup. Bien que familialistes et quelque peu événementiels, ces concepts perdurent depuis plus de cent ans et constituent les bases mêmes des différents courants d’école. C’est le shibboleth, le minimum à croire pour être in.
Clivage versus Amalgame
Il y a néanmoins une erreur que je ne ferai qu’évoquer. L’opportunité a livré à Freud l’hystérie comme pathologie princeps. Elle est en clivage et même en dissociation d’autant plus que l’auteur lui attribue une cause traumatogène, l’abus sexuel, et la transforme quasiment en syndrome post traumatique manifestement clivé. Cette coupure entre symptôme et cause est généralisée au rêve (images manifestes vs pensée latente), aux actes manqués et lapsus linguae (comportement vs pulsion perturbatrice) et va jusqu’au modèle ontogénétique, clivant des investissements libidinaux partiels, oral, anal puis phallique, en attendant la globalisation du génital. Cette généralisation du clivage s’étend jusqu’en 1914 jusqu’à la conceptualisation du narcissisme.
Mais les fantasmes oedipiens appelés à la rescousse dès 1897 sont-ils véritablement clivés et même dissociés ? Eh non. Ils se perpétuent en amalgame. Ils s’incrustent et se transforment en anxiété, phobie et obsession. Les « grandes » psychanalyses de Freud concernent des cas cliniques en amalgame : le petit Hans était phobique, l’homme au rat et l’homme aux loups, obsessionnels, pour Freud du moins. Dix sept ans plus tard, le concept de narcissisme pose enfin l’importance de l’amalgame aux origines mêmes de l’enfance. Avec la pulsion de mort, en 1920, Freud renforce le nouveau point de vue.
On peut à présent extraire le PPCD, le plus petit commun dénominateur, de la psychanalyse : les fantasmes oedipiens, universels, sont tellement monstrueux qu’il faut les refouler ce qui constitue l’inconscient ; ces pulsions doivent néanmoins s’exprimer mais cela ne peut se faire que de façon détournée par les symptômes, rêves, actes manqués et sexualité partielle notamment. Ce PPCD permet aux différents courants psychanalytiques de se retrouver consensuellement malgré des divergences théoriques apparemment secondaires.
Voilà ce qu’une première présentation des théories freudiennes peut apporter à des psycho-somatothérapeutes ayant achevé leur formation de base en thérapies courtes et psychothérapies de durée moyenne (dont fait partie la psychanalyse dite « brève » des Malan, Sifnéos et autre Gilliéron). Certes j’y ajoute la just so story de « Totem et Tabou », puis « l’Au-delà du principe de plaisir » pour insister plus longuement sur la deuxième topique, de 1923, topique structurelle, avec ses trois dimensions des ça, moi et surmoi. Là, le moyen terme ça ne disjoint pas les deux autres (moi, surmoi) comme le fait le préconscient qui aboutit à cliver l’inconscient du conscient. Là, le moi conjoint ça et surmoi et gère leur cohabitation aussi harmonieusement que possible.
Bien des concepts importants sont passés sous silence ici, qui amplifient l’impression de foisonnement des idées comme, par exemple, le refoulement annexé à la dizaine de mécanismes de défense. Evoquons les autres poncifs interprétatifs que sont la scène primitive, la perversion polymorphe, la castration, l’homosexualité latente et autres moyens de faire lâcher prise sans oublier les six facettes du transfert, névrotisant l’amour tout comme le sera la religion. A la fin d’une telle liste de concepts, on se sent perdu, largué, embrouillé. Moi-même je l’ai été après ces journées d’enseignement et il m’a fallu aviser, réagir, cogiter, trouver. C’est ce que je propose à présent en soumettant tout ce matériel à une élaboration épistémologique qui nous fera passer par la matérialisme scientifique (de Karl Marx), le fonctionnalisme et le structuralisme (de Claude Levi-Strauss). Par là, nous rendons hommage à Freud à notre façon, en faisant émerger de cette prolifération de théories les processus qui l’informent, à son insu probablement.